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Photo du rédacteurRaphael Fleury

Grand entretien avec Alexandre Jollien (2/3)

À l’occasion de la sortie prochaine de Presque dans les salles romandes, grand entretien avec celui qui a coréalisé et coécrit le film, et qui joue dans celui-ci : l’écrivain et philosophe Alexandre Jollien.



J’ai rencontré pour la première fois l’écrivain et philosophe Alexandre Jollien en 2013, à l’occasion de la conférence que le Dalaï-Lama était alors venu donner à Fribourg. J’avais aperçu par hasard Alexandre au cœur de la foule, avant la conférence. L’ayant reconnu, je m’étais permis de l’aborder. Il m’avait répondu avec beaucoup de gentillesse et m’avait accordé une interview. De nombreuses années plus tard, en automne 2021, je l’ai recontacté, à l’occasion d’un autre événement, un événement cinématographique cette fois-ci: la sortie de Presque, le long métrage qu’il a réalisé avec l’un de ses grands amis, le Français Bernard Campan (l’un des anciens membres du trio comique des Inconnus). Presque sera dans les salles romandes dès le 19 janvier. Grand entretien exclusif avec Alexandre Jollien pour clap.ch. Deuxième partie.


Parlons quelques instants de l’idée de départ de votre film. Vous avez dit ceci, à Bienne, au Festival du film français d’Helvétie (FFFH), le samedi soir 18 septembre 2021, après la projection de Presque, vous avez dit qu’il s’agissait d’être le plus fidèle possible au quotidien, d’où la sobriété, la simplicité de cette œuvre cinématographique, d’où ces deux hommes, Igor (joué par vous-même) et Louis (joué par Bernard Campan) qui cherchent la joie inconditionnelle à travers l’amitié. Cette dernière a une place de choix, dans votre film. Que représente au juste pour vous l’amitié ? Que pouvez-vous en dire ? Et à quel point l’amitié mise en scène dans Presque est-elle un reflet de l’amitié qui vous lie à Bernard Campan ? Quelle est la part autobiographique, dans votre film ?


Dans Le Soûtra de l'Estrade, Houei-Neng parle des amis dans le bien. Il faut tordre le cou à l'idée du self made man. On ne se bâtit pas seul, on grandit ensemble grâce à une solidarité énorme. Aristote disait que l'ami nous aide à nous perfectionner. Dès le début de notre amitié, avec Bernard, il y avait cette idée d'être des ''progressants'', tous deux sur un chemin. On pouvait tout se dire, partager nos blessures, nos manques, nos faux pas, nos fragilités sans avoir peur d'être jugés. Le film a donné lieu à de nombreuses tensions. On s'est beaucoup querellés. Pourtant, et c'est une expérience magnifique, tous ces désaccords, ces frictions se déroulaient sur fond d’amour inconditionnel. Si deux egos peuvent s'entrechoquer, et violemment, les cœurs sont toujours unis. En réalité, c'était une expérience des plus fécondes, voir que l'amour, l'amitié inconditionnels triomphent. Dès le début, avec Bernard, nous nous étions dits que notre amitié se fonderait sur une pratique, sur le don de soi et le non-jugement. Chaque jour, nous avons du pain sur la planche.


La philosophie joue un rôle primordial dans Presque. Elle joue aussi un rôle primordial dans votre vie. Rappelons que vous êtes philosophe de profession. Et précisons peut-être ce qu’est à vos yeux la philosophie. Elle « tient essentiellement, écrivez-vous sur votre site web (www.alexandre-jollien.ch), de l’exercice spirituel, d’un art de vivre. » Il y a donc là quelque chose de très concret. Cette conception de la philosophie rappelle celle des philosophes de l’Antiquité en Occident. Un de vos souhaits était que Presque s’inscrive dans cette conception-là, en donnant des outils philosophiques à tout un chacun. Pourquoi cela vous tenait-il à cœur ? Pourquoi cette transmission était-elle importante pour vous ? Et quels sont-ils, ces outils philosophiques ? Vous utilisez le terme de

« pharmacopée », sur votre site web. La philosophie est-elle une forme de médecine ? Peut-elle être aussi efficace qu’un médicament ?


Mon regret, c'est de ne pas avoir pu injecter plus de philosophie dans le film. Tout au long de l'écriture du scénario, avec Bernard, nous évoluions sur un chemin de crête. Lui penchait vers le sobre, le simple, presque le banal, tandis que moi je penchais plutôt vers le déjanté, le décapant. Je crois que nous sommes parvenus à un bon compris... Boèce, un philosophe romain condamné à mort, imagine dans sa prison que dame philosophie en personne lui prodigue des conseils pour l'aider à convertir son regard, à sortir des passions tristes, de l'affection, du regret, du ressentiment. J'aime cette vision de la philosophie que l'on trouve dès l'Antiquité. Nietzsche, dans le Gai savoir, parle de la grande santé. A côté de la bonne santé qui met pas mal de monde sur la touche, il y a la grande santé, à savoir celle qui intègre les hauts et les bas, le handicap, les maladies dans une dynamique. À mes yeux, philosopher c'est se libérer, foncer vers la joie inconditionnelle, s'arracher aux passions tristes, au narcissisme, aux tourments et à la douleur. Les philosophes antiques se percevaient comme des ''progressants''. À coup d'exercices spirituels, ils s'émancipaient. Super approche ! Faire du quotidien une œuvre d'art et un tremplin vers la générosité.


La philosophie est donc au cœur de votre film et de votre vie. Par ailleurs, vous avez évoqué le bouddhisme, au FFFH. Vous pratiquez la méditation zen, laquelle est issue du bouddhisme. Igor, le personnage que vous jouez dans Presque, la pratique également. Qu’en est-il du christianisme ? Il semble ne pas être présent dans votre film, et vous ne l’avez pas évoqué à Bienne. Vous me disiez, en 2013, que vous étiez profondément chrétien. Aujourd’hui, quel est votre rapport au christianisme ? Y a-t-il eu une évolution ?


Il y a certainement une sacrée pudeur. Il est difficile, aujourd'hui, de parler de la foi, du Christ, de son rapport à Dieu. Pourtant, les deux me nourrissent. Le Bouddha m'apaise, le Christ me console. Dans l'institut où j'ai croupi durant 17 ans [de l’âge de 3 ans à celui de 20 ans, Alexandre Jollien a vécu dans une institution spécialisée pour personnes handicapées, dans la ville de Sierre, N.D.L.R.], j'ai rencontré des religieuses quasiment maltraitantes, pour qui le plaisir était suspect. Baigner dans cette atmosphère-là laisse des traces, des séquelles, une culpabilité tenace. À mes yeux, la religion libère, nous affranchit des émotions perturbatrices, nous invite à la vraie générosité, au don de soi. On peut être chrétien et suivre le Bouddha. Justement, on a trop tendance à élever des murs, des barricades quand, au fond du fond, les êtres humains sont profondément unis. L'essentiel est au-delà des étiquettes et il est mille voies qui y conduisent.


La méditation, vous la pratiquez depuis longtemps. En 2013 déjà, vous me confiiez que vous pratiquiez la méditation zen. Comme nous l’avons dit un peu plus tôt, vous êtes parti en Corée du Sud, pour aller plus loin dans cette voie-là. Sur le tournage de votre film Presque, vous avez encore fait un pas de plus, semble-t-il : vous avez voulu faire bénéficier toute l’équipe du tournage des bienfaits de la méditation, vous souhaitiez que tous la pratiquent durant cinq à dix minutes, chaque matin, avant de commencer à travailler. Pourquoi ce souhait ? Et comment cette proposition a-t-elle été reçue ?


L'idée, c'était de vivre le tournage comme une retraite spirituelle. J’ai toujours à l’esprit les conseils de Matthieu Ricard [moine bouddhiste français, humanitaire, auteur et photographe, N.D.L.R.] qui dit qu'il faut entreprendre toute chose avec l'intention de demeurer altruiste, bienveillant, généreux. Chaque jour, on se retrouvait tous pour méditer, descendre au fond du fond, quitter notre mode de vie habituel, en pilotage automatique, pour se laisser être. J'ai été très touché par ces moments passés tous ensemble. Le travail d'un écrivain est souvent solitaire. Sur le tournage de Presque, l'équipe était extrêmement bienveillante. Ces moments de communion étaient éminemment précieux. C'est magnifique, d'ailleurs, de pouvoir demeurer dans la paix tous ensemble. Je suis sûr que ces instants ont imprégné le film. À refaire en tout cas. Méditer au boulot, en famille, partout.


Parmi les philosophes qui vous sont chers, il y a Nietzsche, Spinoza et Socrate. Pour quelles raisons ?


Avant l'expérience de la Corée [rappelons qu’Alexandre Jollien a passé 4 ans en Corée du Sud, notamment pour pratiquer la méditation zen, N.D.L.R.], je nourrissais une philosophie du combat, de la conquête. Il fallait dégommer les blessures, acquérir un bonheur, de la joie, de la paix. Aujourd'hui, j'opterais plutôt pour une spiritualité de la réconciliation. Ce qui n'empêche pas – bien au contraire –, de se rebeller contre les injustices. Nietzsche enseigne l'amor fati, le grand oui. Il invite aussi à ne jamais s'installer, à se surpasser toujours. Spinoza est très précieux, il dessine un itinéraire vers la joie. Il nous convie, pour ainsi dire, à nous extraire de nos carcans mentaux pour expérimenter, comme il dit, que nous sommes éternels. Souvent, on se prend la tête, on s'accroche à l'ego, on se rétrécit, en quelque sorte. Spinoza, l'auteur de L'Ethique, nous délivre des fantômes intérieurs. Sans jugement, sans condamnation, il nous offre des clés pour nous affranchir de tout ce qui nous plombe. Socrate fut le premier philosophe à me donner la main. En m'invitant à vivre meilleur plutôt qu'à vivre mieux, il a fait naître en moi une vocation, il m'a transmis le goût de l'intériorité. Enfin, Chögyam Trungpa, un maître bouddhiste tibétain, me nourrit quotidiennement. On pourrait le résumer en deux grands chantiers: se foutre de tout sauf du Dharma [le Dharma est l’ensemble des enseignements du Bouddha, N.D.L.R.], du chemin spirituel et de l'autre ; et s'engager, devenir plus solidaire, bâtir une société éveillée.


Photo : © Aurélie Felli



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